Le droit de vote ne peut pas être exercé de façon discrétionnaire et les tribunaux tempèrent la liberté du vote par l’application de la notion d’abus de droit. Ils sanctionnent ainsi tout vote abusif, c’est-à-dire contraire à l’intérêt général de la société et émis dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité ou de la minorité au détriment des autres associés.
Un abus de minorité suppose l’existence d’un vote contraire à l’intérêt social qui doit avoir été effectué dans l’unique dessein de favoriser les intérêts du minoritaire.
Définition
Le vote constitue un abus de minorité lorsque l’associé minoritaire a adopté une attitude contraire à l’intérêt général de la société en interdisant une opération essentielle pour celle-ci, dans l’unique dessein de favoriser ses intérêts, au détriment des autres associés (Cass. com. 15-7-1992 : RJDA 8/92 n° 826 ; Cass. com. 5-5-1998 n° 987 : RJDA 7/98 n° 862 ; Cass. com. 31-3-2009 n° 08-11.860 : RJDA 6/09 n° 548). Le seul fait qu’un associé ait eu des raisons personnelles de s’opposer au vote d’une délibération ne suffit pas à caractériser l’existence d’un abus de minorité, dès lors que son attitude est également justifiée par des motifs légitimes puisés dans l’intérêt de la société (CA Paris 23-11-2001 n° 01-3506 : RJDA 7/02 n° 768).
Le refus d’un associé minoritaire de voter en faveur d’une décision, même essentielle pour la société, ne suffit pas non plus à caractériser l’existence d’un abus : encore faut-il démontrer que ce refus était fondé sur l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment des autres associés (Cass. com. 4-12-2012 n° 11-25.408 : RJDA 3/13 n° 237 ; Cass. com. 9-6-2021 n° 19-17.161 F-D : RJDA 10/21 n° 664).
Illustrations
Constitue un abus de minorité :
- le refus de voter le transfert du siège social qui, en réalité, avait déjà eu lieu dès lors que ce refus n’était motivé que par des demandes d’explications sur les conditions de la résiliation du bail des locaux de l’ancien siège, explications qui avaient déjà été fournies, et qu’il rendait le siège social fictif puisque fixé en un lieu où ne se déroulait plus la vie de la société, ce qui était de nature à mettre celle-ci dans une situation de péril imminent (CA Saint-Denis 19-9-2008 n° 07-2027 : RJDA 7/09 n° 646) ;
- le refus répété d’un associé égalitaire d’affecter les bénéfices en réserve alors que la société avait un large besoin d’autofinancement et que la distribution de dividendes réclamée par l’intéressé aurait fait perdre à la société son crédit auprès des banques à un moment où elle devait emprunter pour réhabiliter son site industriel (Cass. com. 16-6-1998 n° 1275 : RJDA 10/98 n° 1114) ;
- le refus d’associés d’une SCI de voter en faveur de la perception d’un loyer rémunérant l’occupation par l’un d’eux d’un immeuble social (Cass. 3e civ. 16-12-2009 n° 09-10.209 : RJDA 3/10 n° 247) ;
- le refus des minoritaires d’approuver une augmentation de capital qu’ils savaient pourtant nécessaire à la survie de la société, ce refus réitéré à trois reprises et dans un but personnel ayant entraîné leur condamnation à supporter 30 % du préjudice subi par le dirigeant fondateur de la société du fait de la disparition de celle-ci (CA Lyon 20-12-1984 : D. 1986 p. 506 note Y. Reinhard ; dans le même sens, Cass. com. 5-5-1998 : RJDA 7/98 n° 862).
En revanche ne commet pas un abus le minoritaire qui refuse d’approuver une augmentation de capital :
- nécessaire à la survie de la société, dès lors qu’il n’a pas eu à sa disposition les informations lui permettant de se prononcer en connaissance de cause (Cass. com. 27-5-1997 n° 1393 : RJDA 8-9/97 n° 1046 ; Cass. com. 20-3-2007 n° 05-19.225 : RJDA 6/07 n° 617 ; CA Paris 11-2-2014 n° 12/21679 : RJDA 6/14 n° 529), le fait qu’il n’ait proposé aucune alternative à l’augmentation de capital n’étant pas suffisant pour caractériser l’abus (Cass. com. 20-3-2007 n° 05-19.225 précité) ;
- alors que la survie de la société n’était pas menacée et qu’une solution alternative existait pour assurer une trésorerie (Cass. 3e civ. 5-7-2018 n° 17-19.975 F-D : RJDA 11/18 n° 837) ;
- aboutissant à tripler le capital dès lors « qu’il n’est pas contesté qu’une augmentation considérablement plus réduite aurait suffi à rétablir un rapport correct entre les capitaux propres et l’endettement à moyen et à long terme », qu’en outre le conseil d’administration, en proposant une opération d’une ampleur exceptionnelle, aurait dû fournir aux actionnaires une information sur les buts et les méthodes de réalisation de celle-ci plus complète que celle qui leur a été donnée et qu’enfin « si l’augmentation du capital refusée constituait plus qu’une simple opportunité, la survie de la société ne dépendait cependant nullement de sa réalisation » (CA Paris 26-6-1990 n° 90-547 : JCP G 1990 II n° 21589 note M. Germain) ;
- alors qu’il ne disposait pas à lui seul de la minorité de blocage, que ce n’était que par l’adjonction du vote négatif d’un autre associé (qui n’avait pas été mis en cause) que l’augmentation de capital avait été rejetée et qu’une collusion frauduleuse entre ces deux associés n’était pas établie (CA Bordeaux 7-12-1989 : Bull. Joly 1990 p. 284 note D. Bompoint).
N’a pas non plus commis d’abus le minoritaire qui n’a pas participé à une assemblée générale extraordinaire devant statuer sur la transformation de la société en société par actions simplifiée, décision qui requiert l’accord unanime des associés, dès lors que, notamment, le libre choix d’un associé très minoritaire de ne pas participer à une assemblée générale extraordinaire ne peut pas être qualifié de fautif, que l’affirmation d’un intérêt social à la transformation de la société en société par actions simplifiée (en l’espèce un souci de simplification et de flexibilité pour la gestion juridique) ne peut pas être constitutive d’un abus de minorité de la part d’un associé qui ne se prononce pas, que si la société soutient qu’il appartenait au minoritaire d’assumer son devoir d’associé en se présentant ou en votant par correspondance à l’assemblée, elle ne précise pas quelle aurait été la conséquence d’un vote négatif de l’intéressé à cette assemblée et qu’enfin, le minoritaire avait sans tarder exprimé son désaccord sur les résolutions adoptées lors de cette assemblée (CA Versailles 24-2-2005 n° 03-7294 : RJDA 6/05 n° 719).
Refus de voter la prorogation de la société
Le refus de proroger une société semble nécessairement contraire à son intérêt puisque ce refus entraîne sa dissolution par l’arrivée du terme en application de l’article 1844-7, 1o du Code civil.
Le refus de proroger le terme d’une société est susceptible de constituer un abus de minorité si le vote du minoritaire est contraire à l’intérêt général de la société et a pour unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de ceux de l’ensemble des autres associés.
Il est pourtant concevable que le refus de proroger une société puisse être justifié, notamment en raison de sa situation financière. L’existence d’un abus de majorité avait ainsi été écartée dans le cas voisin d’une dissolution anticipée d’une société décidée en présence d’importantes pertes d’exploitation (CA Paris 3-12-1993 : Bull. Joly 1994 p. 301).
Au cas particulier, l’argument relatif à la situation déficitaire de la société a été écarté en raison de la spécificité de l’objet social (la SCI avait été créée afin que ses associés profitent de façon préférentielle et protégée du site exceptionnel que constituaient le château et ses dépendances, non en vue de dégager des bénéfices) ; le minoritaire soutenait en vain que le patrimoine social s’en trouvait obéré puisque les associés participaient régulièrement aux frais communs. Tel était le cas en l’espèce (Cass. 3e civ. 7-12-2023 no 22-18.665 FS-B, Sté Castellaras Perennial c/ L. Le Château de Castellaras) :
- – il était de l’intérêt général de la SCI qu’elle soit prorogée compte tenu de la spécificité de son objet, qui était de faire profiter ses associés du château et non de dégager des bénéfices, des appels de fonds étant d’ailleurs adressés aux associés tous les ans pour couvrir les frais d’entretien ;
- – le refus de voter la prorogation était motivé uniquement par l’intérêt spéculatif de l’associé minoritaire ; en effet, depuis des années, il refusait de payer sa quote-part de charges, il avait cherché à obtenir par son vote et la dissolution de la société ce à quoi il n’était pas parvenu en plusieurs années de conflit judiciaire, à savoir une gestion plus profitable financièrement à laquelle s’opposaient les autres associés, et, loin d’exercer son droit de retrait, il avait au contraire acquis des parts sociales.
Réparation de l’abus de minorité
Dommages-intérêts
La réparation de l’abus de minorité peut, conformément au droit commun de la responsabilité civile, consister en l’allocation de dommages-intérêts.
Mandataire
Par ailleurs, il est possible pour le juge « de désigner un mandataire aux fins de représenter les associés minoritaires défaillants à une nouvelle assemblée et de voter en leur nom dans le sens des décisions conformes à l’intérêt social mais ne portant pas atteinte à l’intérêt légitime des minoritaires » (Cass. com. 9-3-1993 : RJDA 4/93 n° 323 ; pour des applications, Cass. com. 5-5-1998 n° 987 : RJDA 7/98 n° 862 ; CA Saint-Denis 19-9-2008 n° 07-2027 : RJDA 7/09 n° 646). Dans ce cas, l’associé représenté a le droit d’obtenir communication des documents échangés entre le mandataire désigné et la société sans que celui-ci puisse lui opposer le secret professionnel (Cass. com. 18-11-2014 n° 13-19.767 : RJDA 2/15 n° 100). En revanche, le juge ne peut pas fixer le sens du vote du mandataire qu’il désigne (Cass. 3e civ. 16-12-2009 n° 09-10.209 : RJDA 3/10 n° 247 ; Cass. com. 4-2-2014 n° 12-29.348 : RJDA 5/14 n° 438).
Pas de substitution du juge aux organes sociaux ?
Les juges ne peuvent pas non plus se substituer aux organes sociaux légalement compétents et décider que leur jugement vaudra adoption de la résolution litigieuse (Cass. com. 9-3-1993 précité ; Cass. com. 31-3-2009 n° 08-11.860 : RJDA 6/09 n° 548).
Ils ne peuvent donc pas écarter l’action en nullité formée par l’associé minoritaire contre la délibération ayant passé outre à :
- son abstention et qui, de ce fait, n’avait pas été prise à la majorité requise par la loi (Cass. com. 15-7-1992 : RJDA 8-9/92 n° 826 ; dans le même sens, CA Paris 23-11-2001 n° 01-3506 : RJDA 7/02 n° 768) ;
- son refus, en tant qu’indivisaire, de participer à la désignation d’un représentant de l’indivision à l’assemblée et qui, ainsi, avait été prise à une majorité inférieure à celle requise par les statuts (Cass. 3e civ. 21-12-2017 n° 15-25.627 FS-PBI : RJDA 4/18 n° 327).
Précisions
La solution de la Cour de cassation selon laquelle les juges ne peuvent décider que leur jugement vaudra adoption de la résolution a pu rencontrer une certaine résistance. Ainsi, la cour d’appel de Paris a jugé que « s’il n’appartient pas au juge de se substituer aux organes sociaux pour décider des options fondamentales d’une société, il lui incombe après avoir caractérisé un abus de prendre la mesure propre à y remédier en conformité avec l’intérêt social qui doit prévaloir sur les intérêts contradictoires des groupes d’actionnaires ». Par suite, en présence de minoritaires déterminés à s’opposer à une augmentation de capital vitale pour la société, la réparation la plus adéquate d’un tel abus est la validation par le tribunal de cette augmentation de capital (CA Paris 25-5-1993 : RJDA 8-9/93 n° 703).
À noter également que la cour d’appel de Toulouse, statuant sur renvoi après cassation opérée par l’arrêt du 9 mars 1993 précité, a jugé que, le minoritaire ne s’opposant plus à la validation judiciaire de la résolution prévoyant l’augmentation du capital et cette augmentation de capital étant conforme à l’intérêt social, il y avait lieu de porter au rang des procès-verbaux d’assemblées générales de la société l’arrêt valant adoption de la résolution critiquée (CA Toulouse 13-3-1995 : Bull. Joly 1995 p. 401 note P. Le Cannu).