On entend souvent à tort un amalgame entre toutes ces notions :
- “le juge est incompétent”
- “le juge n’en a pas le pouvoir”
- “je présente une exception d’incompétence”
- “je présente une fin de non-recevoir”
- “Cette demande est irrecevable”
En défense, il est nécessaire de s’interroger, en tout premier lieu, sur le choix de la juridiction saisie par le demandeur.
Mais la critique doit-elle porter sur la question de compétence de la juridiction ou sur celle du pouvoir du juge ?
La ligne entre les deux notions est parfois ténue alors que les conséquences procédurales sont bien différentes.
L’exception d’incompétence : le défaut de compétence du juge
Lorsqu’est contestée la compétence matérielle (tribunal judiciaire à la place du tribunal de commerce, ou même entre différentes formations d’une même juridiction) ou territoriale (Paris plutôt que Lyon), le débat est relativement simple : si elle est soulevée à temps (avant toute défense au fond), l’exception d’incompétence conduit à ce que l’instance se poursuive devant la juridiction désignée comme compétente.
La fin de non-recevoir : le défaut de pouvoir juridictionnel (l’irrecevabilité de la demande adverse)
Cette notion d’incompétence doit être distinguée de celle du pouvoir juridictionnel : la compétence d’une juridiction n’est pas son pouvoir juridictionnel.
Il y a lieu de distinguer l’incompétence du tribunal saisi, qui doit être invoquée in limine litis avant tout débat au fond, des fins de non-recevoir qui, elles, peuvent être invoquées à tout moment du procès même si les débats ont déjà commencé.
“le défaut de pouvoir juridictionnel d’un juge constitue une fin de non-recevoir, qui peut, dès lors, être proposée en tout état de cause en application de l’article 123 du code de procédure civile“. (Cour de cassation, 2e chambre civile, 15 avril 2021, no19-20.281)
La question de l’existence du pouvoir juridictionnel se pose notamment au stade des demandes en matière de référés. Ainsi le juge des référés ne peut prendre de mesure lorsqu’il existe une contestation sérieuse. En droit des entreprises en difficulté, dans le cadre de la procédure d’admission des créances c’est au stade des moyens de défenses au fond que la question du pouvoir juridictionnel se pose.
Lorsqu’une juridiction est dépourvue de tout pouvoir juridictionnel à l’égard du litige qui lui est soumis, ce défaut de pouvoir constitue non une exception d’incompétence mais une fin de non-recevoir (Cass. com., 22 octobre 1996, n° 94-20.372).
La différence entre les deux notions
Selon L. Cadiet et E. Jeuland :
« La compétence peut être définie comme l’aptitude d’une juridiction à exercer son pouvoir de juger un litige de préférence à une autre…
Le pouvoir juridictionnel est l’aptitude d’une juridiction, considérée en elle-même à trancher un litige par application des règles de droit ».
La doctrine opère ainsi une distinction entre l’incompétence et le défaut de pouvoir juridictionnel :
- la notion de compétence attrait à celle d’une répartition, il y a incompétence lorsqu’une autre juridiction serait compétente pour trancher le litige, c’est-à-dire qu’il y a une concurrence entre plusieurs juridictions.
- À l’inverse, l’appréciation du pouvoir juridictionnel se fait sans avoir recours à une comparaison, celui qui soulève le défaut de pouvoir ne revendique pas la compétence d’une autre juridiction, il considère seulement que l’appréciation de la demande excède les pouvoirs du juge considéré « en lui-même ».
Le revirement de jurisprudence pour les pratiques restrictives de concurrence
Par un arrêt du 18 octobre 2023 (Cass. com. 18 octobre 2023, n°21-15.378), la chambre commerciale de la Cour de Cassation a opéré un revirement majeur de jurisprudence.
Elle commence par rappeler que l’article 33 du code de procédure civile dispose que la désignation d’une juridiction en raison de la matière par les règles relatives à l’organisation judiciaire et par des dispositions particulières relève de la compétence d’attribution.
Elle en conclut donc que les litiges relatifs à l’article L. 442-6 (pratiques restrictives de concurrence) instituent une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir.
Conséquence : si un défendeur à une action fondée sur le droit commun présente une demande reconventionnelle en invoquant les dispositions de l’article L. 442-6, la juridiction saisie, si elle n’est pas une juridiction désignée par l’article D. 442-3 , doit, si son incompétence est soulevée :
- soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction désignée par ce texte et surseoir à statuer dans l’attente que cette juridiction spécialisée ait statué sur la demande,
- soit renvoyer l’affaire pour le tout devant cette juridiction spécialisée.
En aucun cas la sanction ne peut être une irrecevabilité pour défaut de pouvoir.
Exemples
Le JEX n’est pas compétent pour se prononcer sur la demande de dommages-intérêts non pas parce qu’une autre juridiction est exclusivement compétente, mais bien parce que l’examen de cette demande reconventionnelle excède le périmètre de ses attributions telle que la loi les fixe.
Aussi, le défaut de pouvoir résulte de la seule lecture des textes applicables au JEX sans qu’il ne soit besoin d’effectuer une comparaison avec ceux fixant la compétence d’une autre juridiction.
Mon avis personnel : à bas le défaut de pouvoir
S’agissant de l’office du juge, la distinction entre compétence et pouvoir est totalement fumeuse et sujette à des interprétations contradictoires. La réalité est que le Juge choisira la sanction procédurale applicable qui lui sera la plus adaptée selon sa vision du dossier. Le juge aura naturellement tendance à qualifier une exception d’incompétence de fin de non-recevoir puisque cela lui procure deux avantages considérables : il n’a pas à dire quelle juridiction serait fondée à trancher la demande (ce qui serait de nature à ouvrir la voie à une contestation de son raisonnement) et il n’a pas à gérer le transfert du dossier de son service vers le service qu’il aura désigné. En résumé, le défaut de pouvoir permet au juge de prendre une décision rendant irrecevable la demande en limitant au maximum sa motivation.
Il convient selon moi de fusionner ces deux régimes au profit de la seule exception d’incompétence afin d’assurer une lisibilité de notre droit et sa cohérence.
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