l’expertise in futurum coexiste avec l’expertise de gestion, qui permet à un ou plusieurs actionnaires détenant 5 % du capital social ainsi qu’au ministère public ou au comité social et économique (CSE) d’obtenir une expertise sur une opération de gestion en l’absence de réponse satisfaisante des dirigeants à une question portant sur cette opération (C. com. art. L 225-231 pour les sociétés par actions et C. com. art. L 223-37 pour les SARL).
L’expertise préventive de l’article 145 est ouverte à tout intéressé disposant d’un motif légitime et permet de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve des faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige. Le motif légitime à la mise en place de cette mesure s’entend comme la démonstration d’un intérêt à agir dans la perspective d’un éventuel litige avec son adversaire. Ainsi, une mesure d’instruction ne saurait être ordonnée en vue de permettre au demandeur, par la voie d’une mesure générale d’investigation, de découvrir un fondement juridique pour une demande en justice postérieure (CA Paris 30-6-2004 no 04-2100 : RJDA 3/05 no 279). En revanche, dispose d’un intérêt légitime celui qui ne se contente pas de mettre en cause la gestion du dirigeant de manière générale, mais identifie plusieurs opérations dont la preuve pourrait se révéler nécessaire dans le cadre d’une éventuelle action en responsabilité (CA Douai 6-7-2017 no 17/00527 : RJDA 1/18 no 35).
Les deux expertises coexistent de façon autonome sans être exclusives l’une de l’autre, leurs domaines d’application pouvant se chevaucher, ouvrant ainsi une option aux demandeurs. A ce titre, l’expertise in futurum ne revêt aucun caractère subsidiaire par rapport à l’expertise de gestion, de sorte que les juges du fond ne sauraient rejeter une demande fondée sur l’expertise in futurum au motif que l’expertise de gestion était ouverte au demandeur (Cass. com. 18-10-2011 no 10-18.989 F-PB : RJDA 1/12 no 64).
Toutefois, l’expertise in futurum a une finalité probatoire, alors que l’expertise de gestion a une finalité informative (I. Urbain-Parléani, L’expertise de gestion et l’expertise in futurum : Revue sociétés 2003 p. 223). Le rapport auquel l’expertise de gestion donne lieu est ainsi adressé au demandeur mais aussi au ministère public, au CSE, aux dirigeants et aux commissaires aux comptes ; il est en outre annexé au rapport de ces derniers en vue de la prochaine assemblée (C. com. art. L 225-231, al. 5 pour les sociétés par actions et C. com. art. L 223-37, al. 5 pour les SARL).
En rappelant les finalités respectives des deux expertises, la Cour de cassation semble indiquer qu’elle entend éviter que l’expertise in futurum ne soit détournée de sa finalité afin de d’échapper aux exigences plus strictes de l’expertise de gestion (sur ce risque, voir notamment J. Moury, La vitalité des mesures d’instruction in futurum ne doit pas masquer les conséquences fâcheuses qu’elle peut induire relativement à l’expertise de gestion : RTD com. 2020 p. 879). La mission confiée ici à l’expert visait davantage à apprécier l’opportunité des conventions qu’à rassembler la preuve d’irrégularités en vue d’un procès. Cass. com. 11-9-2024 no 22-24.160 F-B, Sté Esso C/ Sté Eximium. Censure de la Cour de cassation, qui juge que les mesures ordonnées ne tendaient, en réalité, qu’à fournir aux actionnaires minoritaires des informations sur des opérations de gestion, relevant comme telles du mécanisme de l’expertise de gestion, et non pas à conserver ou à établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige. La coexistence des deux régimes d’expertise n’est pas pour autant remise en cause, étant d’ailleurs observé que les actionnaires minoritaires détenaient un pourcentage du capital inférieur au seuil de détention exigé pour l’expertise de gestion par les textes du Code de commerce.
Le fait qu’il existe une autre voie de droit permettant que soit ordonnée une mesure d’instruction n’empêche pas le demandeur de saisir le juge des référés sur le fondement de l’article 145 du CPC. Ainsi, même si les actionnaires de sociétés par actions peuvent demander en référé une expertise de gestion sur le fondement de l’article L 225-231 du Code de commerce, cela ne leur interdit pas de demander, sur requête ou en référé, que soient ordonnées des mesures d’instruction pour conserver ou établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige (Cass. com. 18-10-2011 n° 10-18.989 : RJDA 1/12 n° 64). Et même si la lésion ne peut être admise qu’après un rapport de trois experts (C. civ. art. 1677 et 1678), l’article 145 du CPC n’interdit pas d’ordonner une expertise préalable pour rapporter la preuve du caractère vraisemblable de la lésion (Cass. 3e civ. 12-6-2014 n° 13-12.322 : RJDA 3/15 n° 176).
Comment cumuler les deux ?
La faculté pour les associés de sociétés par actions ou de SARL de solliciter une expertise de gestion fondée sur les dispositions du Code de commerce (C. com. art. L 223-37 et L 225-231) ne les empêche pas de demander la désignation d’un expert sur le fondement du droit commun de l’article 145 du Code de procédure civile (Cass. com. 15-9-2015 no 13-25.275 F-D : RJDA 1/16 no 37).
Une expertise préventive peut être ordonnée en complément d’une expertise de gestion. Un associé qui a obtenu une expertise de gestion prévue par le Code de commerce peut demander en complément une expertise pour établir des preuves en vue d’une éventuelle action en responsabilité contre les dirigeants, sur le fondement du Code de procédure civile. (Cass. com. 24-6-2020 no 18-17.104 F-D, Sté Acosta SPF)
Un associé d’une société anonyme obtient du président d’un tribunal de commerce la désignation d’un expert chargé d’établir un rapport sur certaines opérations de gestion de la société (application de C. com. art. L 225-231). Le rapport ayant été déposé, l’associé estime que l’expert n’a pas pu mener à bien sa mission en raison du refus de la société de communiquer des documents. Il demande alors que cet expert soit de nouveau désigné, dans le cadre d’une nouvelle expertise, réalisée sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile (expertise dite « préventive »).
La demande est rejetée par une cour d’appel qui estime notamment que l’expertise de gestion ordonnée sur le fondement de l’article L 225-231 du Code de commerce a une finalité informative différente de celle sollicitée sur le plan probatoire en vue d’une action en justice sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile et que l’associé n’excipe ni d’anomalies dans l’établissement des comptes ni d’une impossibilité d’accès à ces comptes.
Décision censurée par la Cour de cassation : la cour d’appel aurait dû rechercher si l’expertise sollicitée sur certaines opérations de la société (notamment, prix de transfert et prestations intragroupe, conditions de vente d’actifs sociaux immobiliers) ne se justifiait pas par la perspective d’une éventuelle action en responsabilité contre les dirigeants de la société.