Rapport d’expertise amiable ou unilatéral mais contradictoire : quelle valeur probante ?

Lorsqu’un litige oppose deux parties sur les causes et les conséquences d’un dommage, il est fréquent qu’elles fassent appel à des experts pour évaluer la situation.

Mais que se passe-t-il lorsque l’une des parties produit un rapport d’expertise rédigé unilatéralement, mais établi contradictoirement avec l’autre partie ?

Quelle est la force probante de ce document devant le juge ?

C’est la question à laquelle la Cour de cassation a répondu dans un arrêt du 14 juin 2023 (Cass. 1re civ., 14 juin 2023, n° 21-24.996) aboutissant à un renforcement de la force probante d’une expertise non-judiciaire:

« Dès lors que la cour d’appel s’est fondée non seulement sur le rapport de l’expert missionné par monsieur Z mais aussi sur des pièces établissant qu’une expertise dont les conclusions étaient convergentes avait également été réalisée à la demande de la société Groupama, même si celle-ci s’était abstenue de la produire, le moyen manque en fait. » 

Cass. 1re civ., 14 juin 2023, n° 21-24.996

Le principe : le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties

Le code de procédure civile dispose, en son article 16 qu’il “ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement“.

Il en résulte que le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties, peu important qu’elle l’ait été en présence de celles-ci. En effet, une telle expertise ne présente pas les garanties d’impartialité et d’objectivité requises pour être admise comme moyen de preuve.

C’est ce qu’a affirmé la Cour de cassation dans plusieurs arrêts, notamment :

  • Cass. 1e civ. 6 juillet 2022, 21-12.545, F-D : “le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties, peu important qu’elle l’ait été en présence de celles-ci” (Cour de cassation, Chambre civile 3, 14 mai 2020, 19-16.278 19-16.279,)
  • Cass. Chambre mixte, 28 septembre 2012, 11-18.710, P+B+R+I : “le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties, même si elle a été effectuée contradictoirement”

L’exception : le juge peut se fonder sur un rapport d’expertise unilatéral mais contradictoire s’il est corroboré par d’autres éléments

Toutefois, le juge peut se fonder sur un rapport d’expertise rédigé unilatéralement par l’expert mandaté par l’une des parties, si ce rapport a été établi contradictoirement avec l’autre partie et s’il est corroboré par d’autres éléments convergents, produits ou non par les parties.

En effet, dans ce cas, le rapport d’expertise n’est pas le seul fondement de la décision de justice, mais il est renforcé par des pièces ou des témoignages qui confirment ses conclusions.

C’est ce qu’a admis la Cour de cassation dans plusieurs arrêts récents, notamment :

  • Cass. 1e civ., 14 juin 2023, 21-24.996, F-D : “la cour d’appel s’est fondée non seulement sur le rapport de l’expert missionné par M. [Z] mais aussi sur des pièces établissant qu’une expertise dont les conclusions étaient convergentes avait également été réalisée à la demande de la société G., même si celle-ci s’était abstenue de la produire”
  • Cass. 1e civ., 23 juin 2021, 19-23.614, FS-B : “le juge ne peut pas refuser d’examiner un rapport d’expertise établi unilatéralement à la demande d’une partie, dès lors qu’il est régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire”
  • Cass. 3e civ., 26 mars 2020, 18-25.939, F-D : “ces éléments avaient été soumis à la libre discussion des parties, la cour d’appel (…) a pu, sans méconnaître les exigences du procès équitable, se fonder sur le rapport d’expertise établi contradictoirement par l’expert mandaté par une compagnie d’assurance et corroboré par un plan (…) dont elle a apprécié souverainement la valeur et la portée”

Si le rapport n’a pas été contradictoire, la sanction diffère selon sa nature : la nullité du rapport lorsque l’expertise est judiciaire et son inopposabilité en cas d’expertise amiable.

La portée : une solution plus réaliste et pratique

Cette solution permet de prendre en compte la réalité d’une expertise contradictoire, qui implique que les parties aient pu faire valoir leurs arguments et leurs objections devant l’expert, et de renforcer la force probante d’un document factuel et technique, qui reflète les causes et les circonstances du dommage. Elle évite ainsi de restreindre inutilement la valeur probante d’un rapport d’expertise unilatéral mais contradictoire, qui ne diffère pas fondamentalement d’un procès-verbal d’expertise amiable contradictoire.

Elle s’inscrit également dans la lignée de la recommandation n° 28 du rapport de l’Inspection Générale de la Justice décembre 2021 n° 127-21, qui préconise de “rendre opposable aux parties une expertise amiable versée aux débats et contradictoirement débattue”. En effet, cette recommandation vise à favoriser le recours à l’expertise amiable, qui présente des avantages en termes de rapidité, de coût et de qualité, et à lui conférer une force probante suffisante pour éviter les contestations devant le juge.

Conclusion

En conclusion, le rapport d’expertise rédigé unilatéralement mais établi contradictoirement n’est pas dénué de valeur probante devant le juge, à condition qu’il soit corroboré par d’autres éléments convergents, produits ou non par les parties. Cette solution permet de prendre en compte la réalité d’une expertise contradictoire et de renforcer la force probante d’un document factuel et technique. Elle s’inscrit également dans la lignée de la recommandation de l’Inspection Générale de la Justice qui préconise de rendre opposable aux parties une expertise amiable versée aux débats et contradictoirement débattue.

Le juge peut sans violer les règles de preuve puiser des éléments de conviction dans le rapport d’un expert amiable. Si le rapport de l’expert amiable n’est pas opposable, il peut toujours être pris en considération par le Juge avec d’autres éléments de preuves.

C’est d’ailleurs le pendant du principe selon lequel le Juge n’est jamais tenu de suivre les conclusions techniques de l’expert. Le pouvoir souverain des juges du fond est grand.

Tableau récapitulatif synthétique

Rapport d’expertise unilatéral mais contradictoireValeur probante
PrincipeLe juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties
ExceptionLe juge peut se fonder sur un rapport d’expertise unilatéral mais contradictoire s’il est corroboré par d’autres éléments convergents
PortéeUne solution plus réaliste et conforme à la recommandation de l’Inspection Générale de la Justice

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